Avant, pendant et après le livre
Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en ont acquis la connaissance ; en tant que, confiants dans l’écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au-dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de s’en ressouvenir ; en conséquence, ce n’est pas pour la mémoire, mais pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c’en est l’illusion, non la réalité, que tu procures à tes élèves : lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d’une information abondante, ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents ; insupportables en outre dans leur commerce, parce que, au lieu d’être savants, c’est savants d’illusions qu’ils sont devenus.
Platon : Phèdre ou de la Beauté
L’écrit l’emportant, et les livres facilitant quelque peu les choses, le grand art mnémonique est tombé dans l’oubli. L’éducation moderne ressemble de plus en plus à une amnésie institutionnalisée. Elle laisse vide l’esprit de l’enfant de tout poids de la référence vécue. Elle substitue au savoir par cœur, qui est aussi un savoir du cœur, ce kaleïdoscope transitoire de savoirs toujours éphémères. Elle rétrécit le temps à l’instant, et instille, jusque dans les rèves, ce magma d’homogénéité et de paresse.
George Steiner : Le Silence des livres
À lire le récent essai de George Steiner, Le Silence des livres (Arléa, 2006) précédemment intitulé La Haine du livre, on ne peut qu’admirer son apologie passionnée et quelque peu nostalgique de la mémoire dans sa description savante de ces temps révolus où le savoir – tant littéraire que philosophique, mais aussi religieux et juridique – était transmis oralement, par cœur. Preuve d’amour s’il en est envers ce patrimoine vivant, car cela « suppose de prendre possession de quelque chose, d’être possédé par le contenu du savoir en question. Cela signifie que l’on autorise le mythe, la prière, le poème à venir se greffer et à fleurir à l’intérieur de nous-même, enrichissant et modifiant notre propre paysage intérieur ». Steiner ne manque de mentionner la critique de Platon à l’égard de l’écrit, prothèse dévitalisante de la mémoire que le philosophe assimile à l’information plutôt qu’à la connaissance, cette dernière ne pouvant être transmise qu’au cours de l’acte d’enseignement : et pourtant, rajoute Steiner, « n’était-il pas lui-même un écrivain hors pair et l’auteur d’une œuvre volumineuse ? »
Steiner, maître de lecture à la mémoire littéraire si vaste, ne se sent-il pas imbu de l’esprit qu’il attribue à Platon lorsqu’il accuse le livre d’être la cause du désamour de la connaissance, de porter en soi le germe de l’illettrisme, et finalement de déshumaniser celui qui l’aime trop ? Plus encore, ce petit livre n’est-il pas après tout un questionnement personnel ? En tout cas, ses dernières pages le font explicitement, lorsqu’il se demande si « le culte et la pratique des humanités, la fréquentation du livre à haute dose [ne] sont[ils pas] des facteurs de déshumanisation. Ils peuvent rendre plus difficile notre réponse active à une réalité politique et sociale prégnante ». Excellente question : j’avais été frappé lorsque j’ai vu Steiner pour la première fois à la télévision – moi qui ne le connaissais jusqu’ici que par ses écrits pour lesquels j’avais une admiration sans réserve ; c’était un entretien qu’il avait accordé lors de la guerre du Golfe, événement qui ne pouvait nous concerner et nous inquiéter tous, et il n’en a rien dit, ou presque. Il semblait vraiment ailleurs, dans ce monde de l’esprit qui, sur le papier, était vraiment enchanteur, surtout à travers la lecture qu’il en fait et ses analyses magistrales. Or devant la vie, la vraie, il était démuni, étranger : il paraissait ne la connaître que par l’intermédiaire du livre. C’est peut-être la raison pour laquelle j’avais trouvé ses quelques récits de fiction mal ficelés : la réalité qu’il y inventait était mal construite et peu plausible, les dialogues empruntés.
Sa description de la transition de la parole à l’écrit omet curieusement celle du « peuple du Livre » – celle qui s’est faite dans l’acte fondateur de l’incarnation de la parole divine (et non pas du corps divin, c’est là la différence fondamentale entre judaïsme et christianisme) – et, s’il mentionne les Grecs, il s’attache surtout à analyser l’importance de la rédaction des Évangiles. Autre curiosité : il souligne le contraste entre l’entreprise infinie de l’écriture comme réfutation de ce qui lui précède, du texte sur (ou contre) le texte, du commentaire sur le commentaire, qu’il affirme être le propre du Talmud et « que l’on retrouve perpétuée dans l’idée freudienne de l’“analyse sans fin” » d’une part, et « la métaphore platonicienne de l’échange oral qui permet, mieux, autorise la remise en cause immédiate, la contre-déclaration et la correction. » Or qui connaît quelque peu le Talmud sait qu’il s’est justement construit dans l’oralité (tandis que la psychanalyse fait le parcours inverse, une sorte de déconstruction par la parole), dans le débat et dans la contradiction, et que ce n’est que plus tard qu’il a été fixé par écrit, comme numérisé, avec la trace de toutes ses couches constitutives.
Cette élégie du lettré pris entre la mutation du livre – qui lui semble se dissoudre entre le désintérêt et le numérique – et l’emprise aveuglante que cet objet peut encore exercer, pose la question essentielle de la connaissance. La connaissance de qui et de quoi ? Comment l’acquiert-on et comment se transmet-elle ? Le livre l’incarne-t-elle ? Ou peut-on s’en passer ? Et si oui, l’illettrisme est–il vraiment une tare ?
Ce qui nous amène à un autre débat, soulevé par une question récemment posée par Olivier Le Deuff : « Faut-il traduire “information literacy” ? » Je suis pour la traduction lorsqu’elle est possible – et elle l’est plus souvent qu’on ne le pense. Je ne vois pas la nécessité absolue d’adopter une terminologie étrangère lorsqu’on parle (ou écrit) en français à l’intention de francophones, même si l’anglais est la lingua franca actuelle. Des pays bien plus polyglottes que la France (tels l’Islande) ne le font pas, ce qui ne les empêche pas de bien s’exprimer dans d’autres langues.
Si la peur du Tradutore traditore (le traducteur traître) nous obnubilait tant, nous n’aurions pas les traductions de Poe par Baudelaire, par exemple – et ne pourrions lire ce qui s’est écrit dans les langues du monde, de l’albanais au zande. Il y a d’ailleurs des ouvrages qui sont traduits en français mais pas en anglais (et inversement), et nous ne sommes malheureusement pas tous des Claude Hagège. Cette peur de la traduction est aussi celle de la transcription musicale – mais sans elle, Haydn n’aurait pas transcrit ses propres Sept Dernières Paroles ni Liszt la Neuvième symphonie de Beethoven pour le piano…
Pourquoi tenter de traduire ? Plusieurs raisons à cela. Un exemple à méditer est celui de Sébastien Castellion qui, en 1555, a traduit la Bible en français en s’abstenant d’utiliser tout mot latin ou grec, afin que le public non lettré comprenne, même s’il lui fallait pour ce faire inventer un mot : on pourrait plus facilement en deviner le sens de par sa proximité à d’autres mots connus, que celui de son équivalent grec ou latin (c’est ce que j’avais d’ailleurs fait en utilisant, pour la première fois me semble-t-il, le terme « numérithèque »). La traduction nous fait aussi confronter parfois des univers radicalement différents et des langues qui ont chacune leur génie – telles celles où il y a des dizaines de mots décrivant les variantes de la neige, qu’en fait-on ? on fait au mieux – et cette tentative de compréhension du sens profond et de sa transmission est aussi un acte d’enseignement : les grands traducteurs sont des maîtres tant pour le respect de l’œuvre qu’ils passent que pour leur capacité à la faire comprendre à leurs lecteurs. Car finalement, le plus important n’est-il pas de comprendre ? C’est pourquoi il me paraît tout aussi utile de sous-titrer les films pour préserver la musique de la langue et l’authenticité de la voix des acteurs (comme on le voit à l’extrême dans les animations de La Linea, où tout n’est que dans l’intonation et les gestes, la langue ne voulant rien dire), deux facteurs aussi essentiels à la compréhension que le texte lui-même, que de les doubler pour ceux qui ne savent pas lire. Le cinéma (ou l’opéra) ne devrait pas être réservé qu’aux lettrés…
Enfin, une raison plus prosaïque pour traduire me semble aussi à l’œuvre : la grammaire. Quel serait le genre de “literacy”, quel serait son pluriel ? On voit d’ailleurs la différence de genre accordée au mot anglais “job” lors de son entrée en français, devenu masculin à Paris et féminin à Montréal.
Alors “literacy” ? Inventons un mot dérivé de son opposé, « illettrisme » : investissons « lettrisme » (mot inventé en 1947 pour dénoter une école littéraire d’avant-garde) du sens de « le fait d’être lettré » (ce dernier mot voulait d’ailleurs dire à l’origine « sachant lire »). De toute façon, on détourne parfois des mots de leur vieux sens pour leur en donner de nouveaux (tel « ordinateur », qui ne dénotait pas en 1491 un quelconque PC) ? Les Québecois n’ont pas encore fait ce choix (eux qui pourtant n’ont pas froid aux yeux pour innover) : ils traduisent “literacy skills” par « capacités de lecture et d’écriture » (que c’est lourd…) et “literacy degree” par « taux d’alphabétisation » (que c’est long…). Au moins, « lettrisme » permet de faire plus léger et de garder cette proximité de sens entre « savoir lire et écrire » et « être cultivé » que suggère “literacy”. Mais cela ne vaudra que tant qu’il y aura encore des livres et des gens pour les lire. Après il faudra trouver un autre mot… Entre temps, néologisme pour néologisme, adoptons la démarche de Castellion.
Juste une remarque, mon nom est Olivier Le Deuf et non pas Le Goff.
La commission des néologismes nous proposait littérisme alors pourquoi pas lettrisme ? Pour ma part je travaille sur les négligences (neglegere) pour qualifier les erreurs de lecture, de mauvaises interprétations ou de non-lecture. L’information literacy combat ces négligences. Sans doute pouvons nous trouver une expression qui pourra nous convenir à tous. Une traduction qui nous relie.
Commentaire par Olivier Le Deuff — 1 mars 2006 @ 10:25
Mes excuses pour la négligence (que je n’ai pas commise dans ma réponse dans Biblio-FR)… mais y a-t-il des négligences d’écriture (en d’autre termes, est-ce « Le Deuf » comme dans le commentaire, ou « Le Deuff » comme dans Biblio-FR – j’ai corrigé en fonction de la 2e alternative) ?
Sur le fond : « littérisme » me semble inventé par des gens qui ne connaissent tout simplement pas assez le français, et qui tentent de trop coller à l’anglais. Je ne dirais peut-être pas cela si « illettrisme » n’existait pas, mais il existe. Et « lettrisme » aussi. Donc le choix de « littérisme », plus lourd phonétiquement, induit à construire son opposé ainsi « illittérisme ». C’est dommage.
Commentaire par Miklos — 1 mars 2006 @ 19:13
Si on me le demandait, je voterais contre cette déviation du mot lettrisme, qui reste daté par le très historique mouvement d’Isidore Isou (lequel ne volait pas tellement haut dans la lumière, et rappelez-vous comme on en stigmatisait l’absence d’humour : les tristes sires); je m’opposerais aussi à un littérisme, que je garde pour désigner l’adoration du « litter ».
Le fait d’être lettré m’est utile (mon travail de fond porte sur le Lettré chinois); peut-être hasarderai-je un lettérisme dans un prochain manuscrit…
Commentaire par Lucien X. Polastron — 5 mars 2006 @ 11:34
« Littérisme » a été officialisé en août dernier lors d’une procédure accélérée (le 49.3 de la Commission générale de terminologie et de néologie ?). Dilemme cornélien : impropriété de « lettrisme » ou barbarisme de « lettérisme » ?
Commentaire par Miklos — 5 mars 2006 @ 12:11